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Scandale de l’éléphant d’Asie en Thaïlande : mais comment en est-on arrivé là ?

Alors que le nombre d’éléphants d’Asie ne fait que décroître, le nombre de touristes, lui, augmente. Les liens entre l’humain et l’éléphant sont étroits et ce depuis des millénaires. Mais ces dernières décennies, l’éléphant a surtout été utilisé dans l’industrie du tourisme, ce qui entrave fortement sa conservation. Braconnage, maltraitance, précarité… l’envers du décor fait moins rêver que les cartes postales.

Des touristes prennent un selfie sur le dos d'un éléphant mené par un villageois
Des touristes prennent un selfie sur le dos d'un éléphant mené par un villageois (© Photographie de Kunal Kalra sur Unsplash)

Cet article est en lien avec la lettre d’avril 2023

  • Un récit de terrain issu d’un voyage en Thaïlande
  • Des illustrations réalisées par Pierre Baillot
  • Les coulisses de la lettre disponibles en ligne

 

Près d’un tiers des éléphants d’Asie sont captifs et 75% de ceux qui se trouvent en Thaïlande vivent dans des conditions inadéquates. C’est le constat que fait Elodie Massiot, assistante de recherche pour l’Institut de Conservation Compassionnelle, une discipline qui allie bien-être animal et préservation de la nature en utilisant les connaissances scientifiques.

Sur les quelques 3500 éléphants captifs de Thaïlande, presque tous sont employés dans le tourisme. La Thaïlande compte environ 135 camps d’éléphants, surtout rassemblés autour des grandes villes. Ils peuvent recevoir jusqu’à plus de 1000 visiteurs par jour. Les éléphants y sont donc contrôlés dans leurs moindres mouvements.

Peindre, jouer au foot, porter des touristes, poser pour des photos… Les pratiques qui sont demandées à ces pachydermes sont tout sauf naturelles pour eux. Il en va de même pour les célèbres balades à dos d’éléphant, qui entraînent chez eux des problèmes osseux et dermatologiques

Dans ces camps, les environnements de vie sont aussi inadaptés aux besoins essentiels de l’animal. Ils y sont attachés à des chaînes, quasi constamment immobiles alors que ce sont des animaux migrateurs, sur un sol bétonné et sale qui entraîne des blessures aux pieds, et nourris d’aliments pauvres nutritivement et peu variés. Les éléphants y sont également séparés de leur famille de naissance bien que ce soit des animaux qui vivent en troupeau aux relations complexes. Elodie Massiot dénonce ainsi un fort stress social qui s’ajoute au mal-être de la captivité.

Enfin, le processus de dressage de l’éléphant est particulièrement violent. L’animal est capturé dans son milieu naturel alors qu’il est encore éléphanteau. Ensuite, le “Phajaan” consiste à torturer physiquement et psychologiquement l’éléphanteau pour rompre le lien qui unit le nouveau-né à sa mère afin de le transférer au propriétaire. Le but est de détruire la volonté du jeune éléphant pour qu’il se soumette complètement à son maître. Le National Geographic a publié en 2019 un reportage marquant, tant sur la maltraitance des pachydermes que sur l’exploitation des villageois.

Image tirée de la vidéo "Phajaan" de Pierce publiée en 2017. Elle n'est plus disponible aujourd'hui. Elle montrait la violence de la cérémonie du Phajaan, qui vise à "lier" l'éléphant à son maître.
Image tirée de la vidéo "Phajaan" de Pierce publiée en 2017 (plus disponible). Elle montrait la violence de la cérémonie du Phajaan, qui vise à "lier" l'éléphant à son maître.

De nombreuses instances internationales ou gouvernementales ont donc pris des mesures pour protéger l’éléphant d’Asie. L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) considère l’éléphant d’Asie comme “en danger de disparition”. De même pour la Convention sur le Commerce International des Espèces en Danger de la Faune et de la Flore Sauvage (CITES) qui interdit le commerce de tout ou partie de l’éléphant d’Asie.

Mais alors que le nombre d’éléphants ne fait que décroître, le nombre de touristes a, lui, doublé en Thaïlande entre 2010 et 2016, atteignant une moyenne de 32,6 millions. Et si l’éléphant est aujourd’hui au cœur du tourisme thaïlandais, ce n’est pas un hasard.

L’envers du décor du tourisme de l’éléphant d’Asie

Historiquement, le lien entre humain et éléphant est une composante essentielle de la culture de certaines ethnies thaïlandaises, notamment les Karen. Cette population des montagnes a vécu pendant des décennies de l’exploitation du bois précieux. Les éléphants étaient alors utilisés pour transporter ce bois dans les forêts. Le métier dit de mahout ou de cornac avait une place importante dans la société. Mais en 1989, la Thaïlande interdit l’exploitation de l’éléphant dans l’industrie du bois. Cela semble une bonne chose, mais ce n’est pas si simple.

Du côté humain, le statut de mahout a été très déclassé socialement et donc précarisé. Aujourd’hui, beaucoup sont des immigrés sans papiers, et certains ne sont même pas formés. De ce fait, les mahouts sont parfois forcés d’accepter de mauvaises conditions de travail. En 2016, un article de The Atlantic partageait le témoignage de mahouts du nord de la Thaïlande après que l’un d’eux ait été tué au travail par un éléphant. Les employés déclaraient travailler “14 heures par jours, 7 jours par semaine, 365 jours par an, avec des salaires de seulement 3000 à 5000 bahts (80 à 140€) par mois” sans être déclarés donc ne bénéficiant pas d’assurance.

Deux éléphants sont enchaînés dans un village, leur peau est dépigmentée.
On peut voir que les éléphants sont enchaînés dans un environnement urbain, leur peau est dépigmentée (© Photographie de Rahul K sur Unsplash)

Autant pour l’humain. Mais côté éléphant ? Là encore, les conséquences n’ont pas été très positives…

Suite à l’interdiction de 1989, des milliers de propriétaires d’éléphants se sont retrouvés sans ressources. En outre, en exploitant le bois, les éléphants se déplacaient dans la forêt et pouvaient donc se nourrir naturellement sur le trajet. Avec l’arrêt de leur travail, il a fallu que les propriétaires achètent ou fassent pousser la nourriture. Or, un éléphant en captivité consomme plus de 150kg de nourriture par jour. C’est une dépense énorme et de très nombreuses familles ont dû louer voire vendre leur éléphant à l’industrie touristique.

En parallèle, l’explosion de la démographie humaine a progressivement remplacé les prairies et forêts par des habitations et infrastructures. Dans un article de l’Université de médecine vétérinaire de Liège, Anaïs Havelange explique que la plus grande menace à la survie de l’éléphant d’Asie aujourd’hui est la fragmentation de son habitat naturel. Les éléphants sont des animaux migrateurs qui peuvent marcher des centaines de kilomètres par jour. Cette migration est importante car elle permet leur socialisation, la rencontre des différentes familles et donc leur reproduction. Mais selon les estimations du département Thaïlandais des forêts et de diverses ONG, les surfaces forestières ont fondu en une cinquantaine d’années. Elles sont passées de 80% du territoire en 1957 à 53% en 1961 et seulement 20% en 1992.

Un éléphant enchaîné dans un village
Un éléphant enchaîné dans un village (© Photographie de Jakub Pabis sur Unsplash)

Baisse du nombre d’individus sauvages et reconversion des éléphants captifs dans le tourisme : les protections internationales ne suffisent pas à sauver l’éléphant d’Asie. En effet, la loi thaïlandaise ne suit pas. “En Thaïlande, 18 actes de législations concernant les éléphants sont administrés par cinq instances ministérielles différentes. Ce nombre important d’intervenants facilite une bureaucratie inefficace ou la corruption” déplore Anaïs Havelange.

Certes, en 2014, la Loi de Protection et de Prévention de la Cruauté envers les Animaux est entrée en vigueur. C’est la toute première loi thaïlandaise qui protège les animaux sauvages en captivité. Grâce à elle, les policiers peuvent maintenant entrer dans les habitations et enquêter sur les suspicions de maltraitance et de négligence, faits passibles de 40.000 bahts (1052€) d’amende et 2 ans d’emprisonnement. Néanmoins, le prix d’un éléphant d’Asie peut atteindre 50.000€, soit une moyenne 25 fois supérieure au coût de l’amende. Cette loi n’est donc pas du tout dissuasive et le nombre d’éléphants captifs a augmenté de 30% entre 2010 et 2015. Anaïs Havelange rappelle ainsi qu’entre avril 2011 et mars 2013, environ 80 éléphants sauvages auraient été capturés illégalement pour les vendre en Thaïlande.

Éléphant dans son milieu naturel au parc ChangChill. Il est complètement entouré de verdure qu'il déguste allègrement.
Éléphant dans son milieu naturel au parc ChangChill. (© photographie Les Lettres d'Alice)

Pour résumer : 

  • Revendre un éléphant (légalement ou non) s’avère être une rente un peu trop juteuse
  • Les populations locales ne sont pas soutenues pour se reconvertir en dehors du tourisme
  • Les lois sur le braconnage ou la maltraitance peinent à être appliquées

Un savant cocktail qui mène à tous les travers actuels du tourisme autour de l’éléphant d’Asie.

Que faire en tant que touriste ?

Face à cette situation, il est nécessaire de questionner sa pratique touristique. Existe-t-il un tourisme éthique et comment le reconnaître ? Le journal d’Alice vous donnera toutes les clefs pour agir au mieux dans un prochain article !

Si le sujet vous intéresse, retrouvez aussi les coulisses de la lettre d’avril « À la poursuite de l’éléphant blanc« .

SOURCES